À l’heure où l’informatique et la robotisation prennent de plus en plus de place dans la société, certains métiers authentiques continuent d’exister, pour conserver ce qu’il reste de notre héritage industriel. Entre création et restauration, l’art n’est pas loin. Retour cinquante ans en arrière avec un reportage immersif aux côtés d’un tôlier-formeur.
Un mardi d’été au matin, dans un village perdu au fin fond des Landes. Une petite maison d’apparence somme toute modeste. Sur le portail, une plaque en tôle émaillée confirme que nous ne sommes pas n’importe où. Ce même portail franchi, on est replongé dans une toute autre époque.

Ça sent le vieux. Pas celui du renfermé que l’on délaisserait volontiers, mais celui chargé d’histoires, emprunt de nostalgie et d’émotions, qui nous ramène quelques décennies en arrière, à une époque où tout semblait plus simple et plus facile. Jean-Philippe Portejoie est tôlier-formeur. Un artisan d’art comme on n’en fait plus de nos jours. Sa mission : préserver le riche patrimoine roulant, des années folles aux sixties.

Ici, point d’ordinateurs ou d’ouvriers en blouses blanches comme l’on trouve dans nos garages modernes. Chez Jean-Philippe, on répare et on restaure avec les mains, mais surtout avec passion. Et non pas avec des sondes électroniques et des balises gps. Autour, tout laisse à penser que nous sommes dans une autre époque. Difficile de croire que l’on se trouve dans un bâtiment récent, construit il y a même pas dix ans. Le temps semble s’être arrêté. Chaque détail, chaque objet, a une histoire à raconter. Trouvé dans une brocante, échangé contre un autre, etc… le gardien des lieux pourrait passer des heures à parler de ses découvertes et de sa passion. C’est toute l’histoire de la locomotion qui est représentée ici.
Pompe à essence, pneu à flanc blanc… les années 50 ne sont pas loin / Crédit : Raphaël Crabos Jean-Philippe Portejoie, artisan tôlier-formeur /
Crédit : Raphaël Crabos
Dans une remise, plusieurs véhicules de collection n’attendent qu’à être démarrés. Tous sont revenus à la vie grâce au travail acharné de celui que l’on pourrait surnommer « Tôleman » – un peu pour le jeu de mot avec l’écurie de Formule 1 éponyme, mais surtout parce que l’homme incarne avec passion son métier de tôlier-formeur.

C’est les mains encore ternies par le travail de la veille que la journée débute, généralement aux alentours de 8h30. La semaine commence habituellement par une planification des tâches à effectuer dans les prochains jours. Au programme de la semaine à suivre : une réfection totale de la carrosserie d’une moto, un peu de tôlerie, et du paint stripping, outre d’autres commandes de clients en attente. Un programme chargé qui ne laisse pas la place à l’erreur.
Préparation, précision et finesse sont les clés d’un résultat de qualité / Crédit : Raphaël Crabos Pas de place à l’erreur pour le tôlier /
Crédit : Raphaël Crabos
Mais Jean-Philippe n’est pas un débutant. Diplômé en agronomie avant d’obtenir un certificat d’aptitude professionnelle en mécanique, il évoque l’art de façonner la tôle comme un don : « c’est comme pour la musique ou bien le dessin. Tu nais avec des aptitudes particulières : de la rigueur, de la justesse, de la précision… ». Le tout sans oublier une grande part de passion, puisque c’est avant tout de cela dont il s’agit.

Tôlier-formeur : passeur de flambeau entre le passé et le futur
Mardi matin. Hier, Jean-Philippe a commencé à poncer un réservoir de moto et quelques pièces en vue de les peindre demain. L’objectif de la journée est de les débosseler et de les apprêter pour la prochaine étape de restauration. Une fois tout le travail de ponçage effectué, vient enfin le moment de redonner la forme initiale au réservoir et à la carrosserie. Un travail d’orfèvre qui demande une précision d’horloger. Si tout n’est pas précisément réalisé, les aspérités laissées viendront gâcher le résultat final. Et pas question de recommencer !

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. La citation apocryphe d’Antoine Lavoisier sur la conservation des masses lors du changement d’état de la matière reflète parfaitement l’exercice de la profession. La tâche du tolier-formeur consiste à donner une forme choisie à une plaque de métal plate. Un métier d’antan qui fait la jonction entre le passé et le futur.
En fond sonore, Julien Courbet règle les problèmes des auditeurs sur une radio de grande écoute bien connue. Le vent dans les branches et le sifflement des oiseux viennent rappeler que nous sommes à la campagne. Dans son modeste atelier, Jean-Philippe (re)donne vie à d’illustres engins roulants.
Autour de l’atelier, des centaines d’objets anciens participent à l’ambiance. En attendant peut-être de connaître une deuxième vie sur une création du maitre des lieux /
Crédit : Raphaël CrabosChaque outil a sa propre utilisation /
Crédit : Raphaël CrabosPour former la tôle, lui donner les formes souhaitées, en fonction de son épaisseur et de sa taille… les besoins en outillage sont nombreux /
Crédit : Raphaël Crabos
Partout autour de l’espace de travail, des centaines d’objets et d’outils anciens replongent le garage dans une époque qu’il n’a pas connu. Voilà cinq ans que Jean-Philippe a décidé d’ouvrir son atelier au fond du jardin, mais le soin chirurgical apporté à la décoration, fonctionnelle à souhait, fait que l’on imagine difficilement qu’il s’agit d’un bâtiment neuf.
Les années 60 s’étendent à perte de vue. Ici, pas d’outils modernes, seulement des outils anciens chinés ci et là en brocantes, en vide greniers, ou sur internet. Le métier de tolier-formeur nécessite de toute façon énormément d’outils spécifiques, adaptés à chaque particularité de la carrosserie, de la forme à donner souhaitée, de l’épaisseur de la tôle, etc…

Cette fois-ci, c’est au tour du Shrinker-Stretcher d’être utilisé. Cet outil peu conventionnel au nom quasi-imprononçable permet de rétreindre et d’allonger la tôle, pour façonner des angles ou des courbes. L’un des plus beaux exemples est cette carrosserie de Ford Comète du début des années 1950 en cours de restauration. Toute la partie droite a dû être entièrement reconstruite, de l’aile arrière au capot. Grace à ces outils spécifiques, le résultat est réalisé comme à l’époque dans les usines de Facel, en Eure-et-Loire, si ce n’est mieux. La restauration de véhicules anciens dans les règles de l’art peu durer très longtemps. Celle-ci a débuté il y a deux ans et devrait se terminer dans l’hiver.

Et vu que le métier est ancien, les outils modernes n’existent tout simplement pas. Il faut faire preuve d’ingéniosité et de débrouillardise pour s’adapter, voire créer les différentes matrices nécessaires pour façonner une pièce. Une manière de recycler notre héritage industriel pour remettre sur roues les gloires d’antan.

La création comme forme d’expression
Utiliser les techniques d’antan pour former et reproduire des pièces n’est pas la seule activité de Jean-Philippe. Une fois les commandes de clients terminées, l’artiste peut s’adonner pleinement à sa passion : la création. Comme toute expression d’art, une grande part est laissée à l’imagination. De ses nombreux dessins naissent parfois des projets grandeur nature, qui prennent vie sous forme de créations uniques.
Grand amoureux du rêve américain et de leurs créations iconiques, Jean-Philippe voue un culte intarissable aux véhicules de l’Oncle Sam. Encore plus quand ces derniers sont personnalisés à souhait, au goût du propriétaire. Il est l’un des pionniers de la culture du Custom en France. L’objectif consiste, à partir de voitures françaises populaires un peu obsolètes, comme les Simca Aronde ou les Peugeot 203, à les américaniser esthétiquement et à les remettre au goût du jour mécaniquement. De sa première voiture achetée à ses 21 ans, une Simca Ariane qu’il conserve précieusement, Jean-Philippe n’a cessé de rendre ses voitures uniques.
Hot Rod Simca. Une création unique de Jean-Philippe à partir d’une voiture des années 40 / Crédit : Raphaël Crabos Dernier projet en date : un coupé Matford unique de 1937 /
Crédit : Raphaël Crabos
Cette semaine, il se prépare à continuer son dernier projet en date : un coupé Matford, une marque française des années 1930 née de l’accord entre Ford SAF – anciennement Ford France – et le constructeur alsacien Mathis. À l’origine, seules des versions berlines sont sorties des usines strasbourgeoises. Mais pour un client, Jean-Philippe doit réaliser sur mesure une voiture encore jamais vue. Toute la partie arrière a dû être redessinée, et les portes rallongées de 16 centimètres.
À l’ombre d’un arbre, une autre restauration de « Tôleman » attend sagement de trouver un abris. Il s’agit d’une caravane de marque Baillou, datée du début des années 1960, entièrement refaite dans le respect de l’origine. Chaque détail rappelle les Trente Glorieuses, à un détail près. On ne retrouve aucune vis, seulement du collage, pour assembler les différents panneaux. Des pratiques modernes au service de l’ancien pour que la restauration dure dans le temps.

Mercredi soir. Entre plusieurs commandes de tôlerie, Jean-Philippe fait également de la peinture. Une fois les pièces de carrosserie de moto et le réservoir apprêtés, direction la cabine de peinture pour trois couches successives pour donner de l’éclat au résultat.
Dehors, le ciel commence à se couvrir. Peindre oblige à consulter la météo régulièrement pour éviter les mauvaises surprises. L’humidité est l’ennemie de la peinture, qui s’accroche plus difficilement que dans un environnement sec. Heureusement, la pluie n’est pas à l’ordre du jour, et ne s’invitera que tard le lendemain matin. Dans la cabine de peinture, il fait chaud et étrangement calme. Puis le ventilateur se met à faire circuler l’air d’un coin à un autre de la pièce. Une fois toute la poussière enlevée, c’est le grand moment.

Équipé de la tête aux pieds, Jean-Philippe entre dans la cabine. D’un coup, une forte odeur de peinture imprègne la pièce. On respire difficilement, d’où l’utilité d’avoir un masque. Trois couches et une nuit plus tard, les pièces sont enfin peintes, prêtes à être de nouveau apposées sur le deux-roues, comme au premier jour, mais cinquante ans plus tard.
Le second trait noir vient donner plus d’éclat au réservoir /
Crédit : Raphaël CrabosUn travail minutieux. Surtout, ne pas trembler /
Crédit : Raphaël CrabosLe premier trait jaune peint il y a quelques jours /
Crédit : Raphaël Crabos
Reste une dernière commande avant de terminer la semaine : réchampir un réservoir. Muni de son pinceau en poils d’écureuil, Jean-Philippe s’apprête à faire du paint stripping : peindre deux liserés sur le contour du réservoir. Une action minutieuse qui nécessite concentration, dextérité, et expérience.

Un métier d’avenir
Disparu pendant de nombreuses années, le métier de tolier-formeur a tiré sa révérence dans les années 80 / 90 avec l’émergence des carrosseries en fibre et en plastique. Aujourd’hui, plus besoin de spécialistes du métal. Avec la société de consommation et toutes les primes à la casse, les véhicules ne sont plus réparés, quand bien même reste t-il des automobiles carrossées avec ce matériau. Le métier ayant peu à peu disparu, les besoins des outils se sont fait de moins en moins nombreux. Une grande partie a été ferraillée, l’autre mise au rebut. Depuis une vingtaine d’années, les demandes pour ce genre d’artisanat sont revenues, avec un regain d’intérêt pour la sauvegarde du patrimoine roulant.
« On aura toujours besoin de nous » aime le rappeler Jean-Philippe. Parce que même si les automobiles modernes sont faites en fibre ou en plastique, il y aura toujours une demande pour les véhicules anciens.
Mais les jeunes se font rares, et les temps d’apprentissage se font très longs. Le compagnonnage du devoir est un passage quasi-obligatoire pour tous ceux qui souhaitent se lancer dans le métier. Jean-Philippe a déjà essayé de former un jeune, mais celui-ci a jeté l’éponge après seulement quelques semaines, face à l’important savoir à acquérir.
Malgré cela, le métier ne semble pas prêt de disparaître. Des jeunes passionnés continuent toujours de perpétuer la tradition de la tôlerie, pour préserver ce qu’il reste de notre patrimoine roulant, aux côtés de la sellerie d’art et de la mécanique traditionnelle. Le glas n’a pas encore sonné pour l’automobile de collection, qui peut compter sur plus de 4 000 professionnels spécialisés en France comme Jean-Philippe Portejoie.
Raphaël Crabos